jeudi 6 avril 2017

Métamorphoses et politique (I)

Comme promis, voici un texte qui reprend et détaille ce que j'ai proposé lors des Chemins de la philosophie du mardi 28 mars.
Pour éviter d'en dire trop en une seule fois - et pour vous inciter à fréquenter assidûment le blog... - je vous propose un article en plusieurs épisode, échelonnés sur plusieurs jours. Voici donc le premier.

Pour nous, les Métamorphoses sont un recueil de légendes – de mythes, comme auraient dit les Grecs, de fables, comme disaient les Romains – le cœur de chacune étant constitué d’une métamorphose. La communication d’Hélène Vial (https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/les-metamorphoses-dovide-44-une-aventure-du-corps) permet de s’en faire une idée plus précise, et plus encore sa thèse, intitulée La métamorphose dans les Métamorphoses d’Ovide (Les Belles Lettres, 2010). Aussi peut-on se demander légitimement si l’approche politique des Métamorphoses est pertinente. La confrontation entre le début et la fin du poème nous aidera à répondre à cette question.

Le poème s’ouvre par cette invocation aux dieux :

Je veux parler des corps qui se sont métamorphosés ;
Et puisqu’ils sont aussi votre œuvre, ô dieux, inspirez-moi,
Déroulez mon poème et qu’il aille d’un trait jusques
A nous depuis le tout premier matin de l’univers.
D’après Ovide, Métamorphoses, I, 1-4

Il se clôt, à quelques vers près, par ces mots, consacrés à Auguste :

Quand la paix règnera sur terre, il se consacrera
Au droit civil et légifèrera très justement.
Il règlera les mœurs sur son exemple et, regardant
L’avenir et ses descendants, il ordonnera, dans
Sa prévoyance, à l’enfant né de son auguste épouse
De porter à la fois son nom et le poids de l’Empire.
Et quand il aura vécu aussi longtemps que Nestor,
Il siègera au ciel, parmi les siens, parmi les astres.
D’après Ovide, Métamorphoses, XV, 832-839

On le voit, ils annoncent que, quand Auguste aura accompli son œuvre pacificatrice et fait régner la paix, la Pax Augusta, quand il aura accompli son œuvre législative et morale, quand il aura pourvu à sa succession, autrement dit, quand il aura assuré la stabilité de l'Empire, il pourra s’effacer de la scène terrestre et connaître l'apothéose : son âme s’élèvera et rejoindra Jules César, son père adoptif, et Vénus, l'ancêtre fondatrice de la gens Iulia, qui l'attendent dans les hauteurs des cieux.
Si l’on confronte maintenant l’invocation initiale des Métamorphoses et la prédiction finale, on a l’impression suivante : Ovide voudrait établir qu'un déterminisme est à l'œuvre dans le monde et que le règne d'Auguste est l'aboutissement d'un processus qui avait commencé avec la mise en ordre du chaos initial. Auguste lui-même interviendrait à la fin du processus pour garantir que l’ordre qu’il venait d’instaurer perdurerait.
On croirait lire le programme développé par Virgile dans l'Enéide, par exemple en I, 257-296, où Jupiter déroule devant Vénus le résumé de l’histoire de Rome, depuis l’arrivée d’Enée en Italie jusqu’au règne de César-Auguste. Le voici, dans la récente traduction qu’en propose Olivier Sers (Les Belles Lettres, 2015) :

N’aie crainte, Cythérée, le sort des tiens demeure,
Tu verras Lavinium, ses remparts et la Ville,
C’est promis, et bien haut porteras jusqu’aux astres
Ton preux Enée, rien ne m’a fait fuir mon dessein.
Ton fils (je serai long, car ce souci te ronge,
Et je déroulerai les secrets des destins),
Au prix de longs combats vainqueur de fougueux peuples,
Dotera leurs guerriers de lois et de remparts
Jusqu’au troisième été de son règne au Latium
Et au troisième hiver des Rutules soumis.
Alors l’enfant Ascagne, aujourd’hui surnommé
Iule, Ilus jadis tant qu’Ilion resta forte,
Trente ans, mois après mois, occupera le trône,
Quittera Lavinium, ceindra de hauts remparts
Albe la longue, et en fera sa capitale.
C’est là pour trois cents ans que la race d’Hector
Règnera, jusqu’au jour où Ilia, prêtresse,
Fille du roi, de Mars aura deux fils jumeaux.
Sauvé, nourri, choyé par une fauve louve,
Fondant les murs de Mars, perpétuant son sang,
Le nom de Romulus passera aux Romains.
Sans borner leur empire en espace ni temps,
Je l’offris éternel. Bien mieux, l’âpre Junon,
Dont la peur trouble encor mer et terres et cieux,
Mieux inspirée un jour, avec moi chérira
Rome, nation en toge et maîtresse du monde.
C’est mon vouloir. Un temps viendra, après maints lustres,
Où les fils d’Assaraque asserviront en maîtres
Phthie, les Argiens vaincus, et l’illustre Mycènes.
Puis un Troyen naîtra, d’un sang béni, César.
Jules, du grand Iule, étendra leur empire
Jusques à l’Océan, leur renom jusqu’aux astres,
Et tu l’accueilleras, lourd du butin d’Orient,
Un jour, sereine, aux cieux, dieu qu’aussi on priera.
Les temps s’adouciront, moins rudes, plus de guerre,
La Foi chenue, Vesta, Rémus et son jumeau
Feront les lois, et on clora, bardé de fer,
L’affreux huis des combats sur la Fureur impie,
Qui, sur un lit de dards, au dos cent liens d’airain,
Grondera, hérissée, la gueule ensanglantée.

Ovide irait même plus loin que Virgile – à qui pourtant Auguste avait passé commande de l’Enéide en 29 av. J.-C. – en commençant plus tôt que lui, par la mise en ordre du chaos, et en faisant de l’apothéose d’Auguste la métamorphose finale, c'est-à-dire à la fois la dernière du poème – des Métamorphoses – et la dernière du processus de métamorphose. Ou, pour nuancer, disons que les seules métamorphoses à venir seraient celles des empereurs succédant à Auguste…

Le programme d’Ovide, ainsi défini, semble donc tout à fait compatible avec l'idéologie impériale. Par contre, il est incompatible avec la lettre et l'esprit des Métamorphoses dans leur ensemble. Car ce dont Ovide parle dans son poème, c'est du changement, de la transformation, du mouvement et non de l'ordre, de la stabilité, de la permanence. La conclusion de l’œuvre est en désaccord avec ce qui fait l’essentiel des Métamorphoses : peindre le passage. Ovide ferait donc allégeance au régime en paroles, de façon programmatique, mais cette allégeance serait démentie par les faits, c'est-à-dire par les quinze livres qui séparent l’introduction de la conclusion. A nous de voir, à partir de quelques exemples, ce qu'il en est de l'adhésion d'Ovide à l'idéologie impériale.


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